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  • Photo du rédacteurSklaeren

Le rapport

J'ai écrit ce texte il y a un temps certain. Un concours de la mission Bretonne où j'avais eu la joie de terminer 1ère. Depuis je n'avais pas repris le clavier, jusqu'à cette fameuse date du 1er mai 2019 avec le challenge des mots détournés (visible sur ce blog)... Bonne lecture


Sacré rapport financier ! Trois jours que Gwendal planche sur son projet sans en voir la fin, trois jours enfermé dans cette petite pièce parisienne sombre où seule sa lampe en forme de menhir éclaire ses doigts qui dansent sur le clavier dans un cliquetis hypnotique. Il sait que son avenir professionnel dépend de cet ultime rapport. Son ordinateur est devenu son refuge où ni la faim ni la soif ne semblent pouvoir l’en sortir.


- Gwenny !


Une voix. Gwendal grogne, ce n’est pas le moment ! Il n’est plus personne, juste ce rapport. Il pense rapport, dort rapport, mange rapport, rêve rapport…


- Gwenny, dépêche-toi ! la voix est jeune et enjouée.


C’est l’appel de trop qui extirpe Gwendal de sa concentration obligée. Râler ! Lui dire que ce n’est pas le moment !


- Dépêche ! Papi a préparé du Kig Ha Farz !


La jeune fille rit, elle a les cheveux aux vents et le teint rosi par les embruns du large. Son ciré de marin lui va à ravir. Elle est si solaire qu’elle donne soudainement une pertinence nouvelle au port de ce fameux ciré jaune.


- Gaëlle !!!


Le temps de prononcer son nom et Gwendal réalise qu’il marche au bord de la falaise surplombant cette mer qu’il affectionne tant.


- Mais tu es…

- Gwenny, ne fais pas tant de manières !


La voilà qui glisse son bras autour de celui de son frère qui frémit soudainement de la sentir contre lui. Elle lui murmure à l’oreille :


- J’aime nos balades en duo. J’aime quand tu délaisses ta capitale. Tu avais vraiment besoin d’aller si loin de moi ? Pourquoi n’es-tu pas resté. J’me fatigue moi à regarder le large pour voir si tu me reviendras sur un grand voilier aux voiles lourdes et blanches…


Un éclat de rire et la voilà déjà qui se remet à courir, sauter, tourner sur elle-même. Gwendal rit à son tour, entraîné par sa fougue joyeuse, heureux de retrouver sa sœur, tellement vivante.


A sa naissance, il avait eu le droit de sécher les cours pour venir avec papa à la maternité. Il avait 5 ans. Sur la route, il était renfrogné et aucun mot de son père n’avait pu le rassurer. C’était sûr pour lui que papa et maman allaient préférer la petite dernière et qu’ils allaient l’abandonner au pied d’une falaise. De toute façon il s’en moquait car il allait se faire pirate sur un navire au long cours… Les freins de la voiture avaient grincé en arrivant, sortant Gwendal de sa rêverie révoltée. Ils étaient montés dans la chambre et là… le miracle s’était produit. La petite chose ne dormait pas et, bien qu’à peine née, elle avait tourné la tête vers son grand frère qui était encore dans l’entrebâillement de la porte. Ses grandes perles bleues avaient plongé dans les siennes. Finies les histoires de pirates, finis les parents abandonnant leurs enfants. Il avait tout de suite su qu’il l’aimait et l’aimerait jusqu’au bout, qu’il serait son mousquetaire la protégeant du danger. Et plus les années passaient et plus leur amour grandissait. Ces deux-là c’était à la vie à la mort. La même passion pour la mer, les histoires, les jeux. Les mêmes rires pour les mêmes petites choses, les mêmes bêtises, les mêmes balades.


Plus nos deux promeneurs se rapprochent de la maison de pierre et de chaume du Papi plus elle semble émerger de la lande. Gwendal est comme étourdi et il ne sait quoi penser. Il avance pourtant et suit ce petit korrigan jaune, sautillant et enthousiaste comme l’a toujours été sa sœur. La lourde porte bleue se dresse devant eux. C’est la porte des souvenirs, la porte des vacances, la porte du retour dans leur bulle, la porte des coups de pied quand on était fâché, la porte… Gaëlle a déjà franchi le seuil, jeté ses bottes au pied du porte manteau, retiré et posé négligemment son ciré jaune usé par le soleil et les intempéries sur le coffre de bois et court autour de la table pour embrasser son grand-père.


- Entre mon petit et installe toi, j’ai préparé votre repas préféré.

La pièce est petite et sombre, le sol en terre battue. Le grand père s’est toujours farouchement opposé à mettre de la modernité qu’il dit perverse dans cette maison équilibrée. On ne comprend pas toujours la pensée du grand père mais on l’aime pour sa grandeur d’âme et sa générosité.

- Tu m’agaces… reste pas planté là ! Assied toi et dis-moi ce que tu en penses…

Tout en disant ces mots, Louis a rempli et disposé sur la grande table l’assiette en face de la place habituelle de Gwendal. 34 ans que cette même chaise et cette même place lui sont réservées. La pièce est calme, il s’assoit, regarde son assiette, se laisse envahir par ces effluves qui ont bercé toute son enfance, puis ses yeux se posent sur une photo de Gaëlle trônant sur le buffet.

- Oui elle nous manque à tous. Satané brouillard de Décembre. Bougonne Louis et se tournant vers son petit fil : Je lui avais pourtant interdit de sortir… Bon tu me le manges ce Kig Ha Farz ! Mais tu connais ta sœur… elle n’en faisait qu’à sa tête. Tout comme toi d’ailleurs. Vous aimiez tellement vous confronter aux éléments…


Un soupir du vieux Louis, une larme à la dérobée. Cela faisait 10 ans que Gaëlle avait disparu dans la brume pour rencontrer un ange qui lui avait fait sauter la falaise et goûter aux vagues fracassantes.

Gwendal et Louis mangent, seul le choc de la cuillère dans l’assiette vient troubler leur silence.


- C’est le meilleur que tu n’aies jamais fait Kozh !

Un sourire au coin des lèvres de Louis. L’assiette pourléchée jusqu’à la dernière goutte de sauce… Gwendal se lève. Il ne sait plus trop, il étouffe, a besoin de sortir…

- Tu pars déjà ?!? Reste pour la soirée au moins. Depuis que ta sœur n’est plus là tu ne viens plus trop me voir.


Attendri par la parole de son Grand père, et quitte à vivre une situation incompréhensible ne sachant comment il avait pu quitter ainsi sa chambre parisienne, Gwendal se décide à vivre son instant présent avec le vieux Louis. La nuit est tombée, le feu dans la cheminée donne à la pièce une couleur et une chaleur qui appellent à savourer ce moment en suspens. Les deux hommes ne se parlent pas. Ils communiquent dans le silence. Juste se savoir l’un à côté de l’autre, regarder dans la même direction, partager le même spectacle. Les flammes dansent, le bois donne son concerto de crépitements. Les bras tendres et frêles de Gaelle enserrent soudain Gwendal. Elle lui murmure à l’oreille.

-

Tu viens on va faire notre balade digestive sous les étoiles, il pleut et le vent souffle !

- Oui…

- Gwenny, Tu parles encore tout seul mon petit, fais attention on dirait que tu fricotes avec un fantôme. Je vais me coucher, ton lit est prêt. Je le prépare toujours au cas où… tu vas faire votre balade… hein ? Claque bien la porte quand tu sors, c’est bien assez difficile de chauffer cette veille bicoque et mes articulations ne sont plus aussi robustes au froid.


Gwendal part marcher seul au bord de la grève. Le vent pousse des bourrasques qui parfument l’atmosphère. Gaëlle apparait à la lueur de la lune dans une vague se formant plus au large.


- Tu sais Gwenny, où que l’on soit quand on est Breton d’ici, on peut l’être ailleurs. Je continue de porter nos couleurs !


Ses lèvres n’avaient pas bougé mais sa voix avait résonné dans la tête de Gwendal comme une tendre mélodie. Il la regarde de nouveau, entre dans l’eau, veut d’elle une dernière étreinte mais la vague semble vouloir regagner le large. Il plonge, il la veut… nage… nage jusqu’à l’épuisement.

Le soleil brise les carreaux de la fenêtre pour glisser l’un de ses rayons. Sa chaleur réveille Gwendal. Sa tête est posée sur ses bras croisés. Il se réveille difficilement. Son rapport est toujours ouvert, l’ordinateur toujours allumé. Sur sa joue la trace du clavier. Ce n’était qu’un rêve…


Qu’un rêve me dites-vous ?

Alors pourquoi de ses cheveux l’eau de mer continue-t-elle à perler ?


Sklaeren


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